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Position
Thomas Mann et la lutte contre les ennemis de la liberté

(FAZ.NET, 26.09.2022) Pour que la démocratie triomphe, elle doit se battre, affirmait le prix Nobel de littérature Thomas Mann il y a plus de 80 ans. Aujourd'hui encore, il ne suffit pas d'invoquer les valeurs de tolérance et de liberté.

De Rainer Hank

Lorsqu'en février 1938, Katia et Thomas Mann montèrent à bord du Queen Mary au Havre pour une tournée de conférences aux États-Unis, ils pressentaient que ce voyage pourrait bien être le début d'un long exil. Depuis 1933, le couple avait trouvé refuge à Küssnacht, au bord du lac de Zurich. « L’Anschluss » de l'Autriche qui se profilait à l'horizon ne leur permettait même plus de considérer la Suisse comme un endroit suffisamment sûr.

La conférence que l'écrivain devait donner dans de nombreuses villes américaines au cours de ce voyage portait le titre contrefactuel « De la victoire à venir de la démocratie », à une époque où la société ouverte était le plus menacée. C'est précisément parce que la démocratie « n'est pas un bien assuré aujourd’hui », mais qu'elle est attaquée, menacée de l'intérieur et de l'extérieur, qu'une « autodétermination de la démocratie » est nécessaire. Selon Thomas Mann, la liberté doit découvrir « sa virilité », elle doit « prendre les armes et se défendre contre ses ennemis mortels ». Le discours se termine sur la fameuse phrase selon laquelle le monde doit enfin comprendre « qu'avec un pacifisme qui admet ne vouloir la guerre à aucun prix, il provoque la guerre au lieu de la bannir ».

Dictum contre les illusionnistes pacifistes

On peut qualifier ce dictum contre les illusionnistes pacifistes de clairvoyant, car il anticipait, six mois avant les accords de Munich, la conséquence fatale de la politique d'apaisement des démocraties occidentales. En cédant les Sudètes à Hitler, à l’insu ou contre la volonté de la Tchécoslovaquie, elles ont provoqué la guerre au lieu de la bannir.

On est toujours plus intelligent après coup. Avant, d’aucuns pensaient pouvoir apaiser l'agresseur par des négociations et des concessions. Selon Thomas Mann, c’est à l'époque où les nazis n'étaient pas encore au pouvoir qu’il aurait fallu faire des concessions à l'Allemagne. Il a également déclaré que des concessions seraient nécessaires après la chute d'Hitler : « Mais à l'heure actuelle, satisfaire les revendications de l'Allemagne signifie porter un coup cruel et décourageant aux forces de la liberté et de la paix au sein du peuple allemand. »

Il est considéré comme ahistorique de tracer une ligne directe entre l'année 1938 et l'année 2022. C’est vrai. Toutefois, compte tenu des menaces qui pèsent aujourd'hui sur la démocratie libérale, il convient de se demander si la défense de la liberté ne se montre pas trop prudente et pusillanime.

En effet, cela fait longtemps que la liberté dans le monde n'a pas été aussi menacée qu'aujourd'hui. Selon le groupe de réflexion Freedom House, basé à Washington, seuls 20 % des États du monde peuvent être qualifiés de « libres ». Deux fois plus sont considérés comme « non libres », tandis que près de 40 % sont jugés au mieux « partiellement libres ». Ces chiffres se réfèrent à l'année 2020.

Depuis, les opposants à la liberté ne dominent pas seulement en Russie, en Chine, en Inde et dans un certain nombre de pays d'Europe de l'Est. Les impacts de cette situation se rapprochent de nous. La Suède, le « Folkhem », qui a longtemps représenté pour beaucoup l'idéal d'une société égalitaire et pacifique, sera bientôt gouvernée par un parti qui accepte pour cela l'aide de populistes racistes. Et en Italie, le week-end dernier, une candidate s'est rapprochée du poste de premier ministre en voulant normaliser la symbolique des fascistes de Mussolini (note de la rédaction de goethe.de : les références temporelles renvoient à la date de la première publication du texte : 26.9.2022).

La haine de la droite, l’intolérance de la gauche

Au climat d'absence de liberté provenant de la droite correspond une ambiance qui se radicalise à gauche et qui, partant des universités, ne génère qu'intolérance et haine au nom de l'antiracisme et de la justice. « Dans les médias libéraux, un mot de travers peut mettre fin à des carrières, un climat de peur règne dans les universités, les entreprises licencient les collaborateurs qui s'opposent au nouvel esprit du temps », écrit René Pfister dans son livre Ein falsches Wort (traduction littérale : Un mot de travers). Il montre dans quelle mesure une politique identitaire de gauche menace notre liberté d'expression.

Il ne s'agit pas simplement de défendre la démocratie, car c’est justement par le biais d’élections démocratiques que les populistes de droite ou de gauche accèdent au pouvoir. Il s'agit plutôt de défendre la démocratie libérale : cette façon de parvenir au pouvoir en adhérant volontairement aux règles de l'État de droit (contre les exigences de la populace). Cela se fait par le respect d'une justice indépendante, la reconnaissance d'une presse libre, la condamnation de la corruption politique, la garantie des marchés libres. Et l'obligation de ne pas soumettre les minorités à la dictature de la majorité (démocratique).

Cela nous ramène à Thomas Mann, qui a mis de côté son ancien mépris pour la démocratie durant son exil aux États-Unis, mais qui est resté toute sa vie étranger au libéralisme. L'expérience transatlantique a convaincu le poète mondialement connu de la valeur d'une attitude de scepticisme capable de supporter l'ambivalence et de renoncer aux prétentions élitistes à l'absolu. Ce sont les valeurs « conservatrices » d'une civilisation bourgeoise fondée sur « l'argent, les villes, l'esprit et le commerce », comme l'écrivait Thomas Mann.

Les armes du libéralisme

De tout temps, il n’a jamais suffi de prôner les valeurs de tolérance et de liberté en période de polarisation illibérale. Il est en outre nécessaire de souligner que la tolérance libérale s’arrête là où la menace de l'intolérance commence. « Pour que la démocratie triomphe, elle doit lutter, même si elle a perdu l’habitude de lutter depuis longtemps », déclare Thomas Mann dans une conférence donnée en 1939 sur « Le problème de la liberté ». « Il faut aujourd'hui une démocratie militante qui ne doute pas d’elle-même. » Thomas Mann ne mentionne pas Karl Loewenstein, qui a créé le concept de « wehrhafte Demokratie » (démocratie militante) en 1937. Il fait plutôt une analogie avec « l’ecclesia militans », l'Église militante, qui lutte pour l'évangile de la tolérance tout en combattant les ennemis de la tolérance.

C'est peut-être là le problème du libéralisme d'aujourd'hui : intimidé par tous les reproches de néolibéralisme, il n'ose même plus « militer » pour la liberté, car il croit lui-même que le capitalisme déchaîné, la mondialisation et une prétendue idée hypertrophiée de la liberté sont responsables de la « contre-attaque », du triomphe de l'antilibéralisme.

Les libéraux disposent de leur propre arsenal. Ils défendent le droit au pluralisme politique, relativisent les prétentions absolutistes avec un détachement ironique et ne perdent leur altruisme que lorsqu'ils sont confrontés aux ennemis mortels de l'humanité. La mobilisation armée contre ces ennemis, voilà ce que commande le devoir de défendre la société libérale.